Lamarche-Vadel (Gaëtane)
Étrangers, pris dans les rets du temps
|
C’est par un magnifique essai de cent pages que l’auteure explore les abîmes du temps du migrant qui se cogne aux portillons des règles. Ces heures, ces jours, ces mois, ces années d’attente défont le temps et l’espace de chacun d’eux. L’ouvrage déploie précisément cette incroyable hétérochronie. L’attente pour le dépôt d’une demande d’asile, pour l’accès en centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), d’une réponse à la demande de titre de séjour, de la décision qui précise l’apprentissage de la langue française, l’attente après la demande d’autorisation de travail, de la demande d’aide médicale d’État, de l’accès à la naturalisation. Chaque portillon franchi débouche sur un nouveau sas. Une segmentation du temps qui casse les liens entre « là-bas » et les liens « ici », les différentes versions de « qui l’on est », les espoirs qui s’immobilisent. Entre répétition et temps inattendu, l’hétérochronie est une « dispersion de soi » qui accroît la vulnérabilité, la dilate à chaque étape.
Comment se décline cette casse ?
« Accès au séjour, Séjour court, Séjour long, Séjour temporaire, Admission exceptionnelle au séjour, Autorisation provisoire au séjour, Droit au séjour, Carte de séjour temporaire pluriannuelle, résident permanent, Saisonnier (travail) Transitoires (mesures), Durée déterminée, Durée indéterminée, Durée ininterrompue, Validité, Ancienneté, Délais, Années-mois-semaines-heures-minutes-secondes, Zone d’attente, Garde à vue, Assignation à résidence, Rétention, Prolongation, Prorogation. »
Cette vulnérabilité se tient tout au long de la chaine de circulation des migrants en France. L’auteure fait le tour de ce grand manège. L’hétérochronie déroule ainsi des instants sans épaisseur ni extension, circuit en boucle, spirale topologique. Attendre un lieu refuge et protecteur, des nouvelles de l’un de ses réseaux, un récépissé et donc une promesse, un prochain départ ou un prochain retour, attendre un document, attendre une réponse qui n’arrive pas, attendre.
Avec Gaëtane Lamarche-Vadel, on est au cœur de l’emprise du droit conçu « comme un moulage auto-déformant, soulignait Gilles Deleuze, qui change continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre ». Une belle leçon d’observation des effets du droit.
[Jean-François Laé, En attendant Nadaud, 28 juin 2024.]