Rouizem Labied (Nadya)
Réinventer la terre crue
Expérimentations au Maroc depuis 1960
Collection «Archithèses»
17 x 24 cm | 192 p. | 132 ill. couleur | isbn 978-2-86222-098-7 28 € avril 2022 Disponible en édition numérique |
« L’ouvrage de Nadya Rouizem Labied résulte d’une thèse soutenue en 2020 dans le cadre de l’École doctorale de Géographie de Paris. Espace, sociétés, aménagement, en cotutelle entre Paris 1 et l’École nationale d’architecture de Rabat. Il retrace une soixantaine d’années de production architecturale de terre crue au Maroc, de 1962 à 2022, en mettant en exergue les expérimentations des années 1960. Étayé par une importante bibliographie, il s’appuie sur un solide corpus d’archives dispersées, répertoriées au Maroc, en France et en Belgique, ainsi que sur des entretiens avec les nombreux acteurs de la scène architecturale marocaine. Quelques considérations générales relatives à l’appréciation de la terre crue, un matériau généralement jugé rétrograde, dès les années 1940 d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée introduisent l’analyse des études de cas. »
Leïla el-Wakil, « Nadya Rouizem Labied, Réinventer la terre crue. Expérimentations au Maroc depuis 1960 », ABE Journal, 21 | 2023. Lire l’article complet en ligne
Quel a été l’apport de l’utilisation de la terre crue et de son industrialisation dans le bâtiment au Maroc ?
N.R.L. : « La particularité de la terre crue est l’inertie et non pas l’isolation. Cela fait que quand il fait chaud à l’extérieur, par exemple, elle garde la fraîcheur plus longtemps à l’intérieur et inversement lorsqu’il fait froid, la chaleur emmagasinée dans les murs reste dans la construction. En d’autres termes, elle permet de maintenir la température intérieure du bâtiment à travers ce mécanisme.
Grâce à ses propriétés d’inertie, ce matériau a été industrialisé. Mais lors des premières opérations au Maroc, ce n’est pas pour cela qu’il a été utilisé. Le contexte est différent. Il est vrai que l’on s’intéresse maintenant à la terre crue pour ses avantages écologiques, mais dans les 1950, l’intérêt pour son utilisation s’est expliqué surtout par des considérations économiques et sociales : c’est un matériau gratuit, il peut être mis en œuvre par une main-d’œuvre moins expérimentée que celle demandée pour le béton, par exemple.
Alain Masson a été le premier ingénieur qui a conçu la première opération, à Marrakech. Il a souhaité employer la main-d’œuvre de la Promotion nationale, constituée de sans-emploi et de personnes peu formées. Il y a eu donc derrière toute cette conception et l’utilisation de la terre crue une dimension sociale inclusive. En plus des aspects économique et social, l’aspect culturel a beaucoup compté dans le recours à la terre crue, puisque son usage dans la construction traditionnelle fait partie de l’identité marocaine.
On peut vérifier davantage que l’aspect écologique n’est pas celui retenu par les architectes, au vu de l’épaisseur des murs qui ne permet pas suffisamment d’inertie. Pour la première opération, on a été à 13 cm d’épaisseur et à 20 pour la deuxième. »
Avez-vous sorti ce livre maintenant, vu la prise de conscience sur les avantages écologiques de ce matériau ?
N.R.L : « Tout à fait. Ce qui m’a intéressée bien sûr quand j’ai découvert l’existence de ces opérations, c’est le caractère pionnier montrant qu’il y a soixante ans déjà, des personnes ont réalisé le potentiel de la terre crue alors qu’aujourd’hui, on a encore du mal redémarrer cette filière. C’est pour cela que j’ai décidé de m’intéresser à ces opérations en faisant des recherches sur plusieurs décennies. D’ailleurs, la réactualisation de la terre crue est encore plus dynamique, ces dernières années.
Dans les années 1960, les projets se sont arrêtés, mais d’autres ont été relancés dans les années 1970, puis ont repris dans les années 1980. Récemment, nous remarquons une nouvelle reprise dans les pays d’Europe, notamment en France. Une petite usine vient d’ouvrir il y a six mois, en région parisienne, surtout qu’aujourd’hui, on essaye de faire de la stabilisation avec des matériaux autres que le ciment. L’idée est de réemployer les terres du métro pour produire des blocs de terre comprimée, donc les mêmes que celles utilisés à Marrakech. L’usine a commencé ses activités il y a six mois, mais cela fait cinq ans que le projet a démarré.
C’est pour vous dire qu’une dynamique est en train de se remettre en place, mais que c’est beaucoup plus long, alors que dans les années 1960 au Maroc, cela s’est fait avec une grande rapidité. Lorsqu’Alain Masson s’y est investi, le projet a vu le jour en décembre 1961 et a été lancé en mars 1962, soit quatre mois. Grâce à cela, 2 750 logements ont été construits, ce qui est devenu le plus grand projet urbain en terre crue au Maroc construit à l’aide de techniques modernes. »
« Nadya Rouizem Labied sur les pas d’une architecture pionnière au Maroc » [Interview par Ghita Zine], yabiladi.com, 4 avril 2022. Lire l’intégralité de l’article en ligne
La construction en terre au Maroc existe depuis plus de 10 000 ans. Y a-t-il un corpus qui inventorie et consigne les techniques ?
N.R.L. : « L’architecture vernaculaire en terre au Maroc a fait l’objet de nombreuses publications, surtout à partir du début du XXème siècle. On peut citer l’historien et archéologue, Henri Terrasse, puis l’ethno-sociologue Djinn Jacques Meunié, qui publient des ouvrages sur les constructions en terre du sud. A partir de la fin des années 1970 c’est le CRAterre (Centre de Recherche et d’Application de la terre, créé à Grenoble en 1979), qui évoque les techniques constructives, notamment le « pisé marocain », dans ses travaux. Plus récemment c’est bien sûr l’architecte et anthropologue Salima Naji qui a aujourd’hui à son actif plusieurs publications sur l’architecture vernaculaire en terre au Maroc, dont la plus récente, parue en 2019, s’appuie sur son expérience dans les chantiers de réhabilitation de l’architecture traditionnelle (Naji, 2019). Tous ces ouvrages montrent que les techniques traditionnelles sont très liées à l’aspect social, économique et culturel, c’est pourquoi la transformation des modes de vie ayant entraîné leur disparition, il faut s’intéresser aussi aux opérations qui réactualisent la construction en terre. Au Maroc, l’architecture savante en terre, c’est-à-dire produite par des maîtres d’œuvre, n’avait pas fait l’objet de travaux spécifiques. Mon ouvrage vient combler ce manque ».
Dans les années 60, un regain d’intérêt pour l’architecture de terre s’est manifesté par plusieurs expériences. Quelles sont les conditions qui ont favorisé cette émergence ?
N.R.L. : « Le regain d’intérêt pour l’architecture de terre dans les années 1960 fait partie d’une dynamique plus large à l’époque, favorable à l’expérimentation et à l’emploi de matériaux naturels.
On peut d’une part, évoquer la crise du mouvement moderne en architecture dès les années 1950, qui a entraîné la recherche par les architectes de modèles alternatifs, notamment dans les pays du sud. D’autre part, les anciennes colonies ont constitué un laboratoire d’expérimentation pour les maîtres d’œuvre européens : ils ont pu exercer dans des conditions de liberté, en apportant leurs idées et leur expérience, avec l’objectif de s’adapter au contexte. Dans le cas particulier de l’architecture de terre au Maroc, je montre dans mon livre que c’est l’industrialisation du matériau qui a constitué une condition de son acceptation ».
Faut-il réhabiliter l’habitat en terre dans l’imaginaire collectif avant de le proposer comme mode d’habiter ?
N.R.L. : « Bien sûr, la méconnaissance de la construction en terre représente un frein à son développement. Il faut communiquer plus autour de ce matériau, notamment auprès du grand public.
Au Maroc on ne connaît que l’architecture monumentale en terre des ksours et kasbas, ainsi que l’architecture « ordinaire » en terre, celle des douars ; l’image du matériau est donc associée à des techniques passéistes ou rudimentaires.
On observe pourtant aujourd’hui une relance de la filière terre crue dans le monde, et aussi au Maroc, où des équipements commencent à être construits en terre, comme l’Ecole de jardinage du Bouregreg à Rabat. Il y a une filière qui essaie de se mettre en place, autour de laquelle il faut communiquer. Les évènements autour de la terre, comme les colloques ou les séminaires, restent souvent fréquentés uniquement par un cercle restreint, et concernent la plupart du temps la réhabilitation du patrimoine vernaculaire.
Pour répondre à votre question, je pense qu’il faut effectuer les deux actions simultanément : communiquer autour de l’habitat en terre et le proposer comme mode d’habiter. C’est aussi en construisant des opérations exemplaires, comme celles bâties dans les années 1960, que l’on peut réhabiliter le matériau ».
Pensez-vous que le retour à la construction en terre soit possible et dans quelles conditions ?
N.R.L. : « Le retour à la construction en terre a déjà été amorcé timidement au Maroc grâce aux actions d’architectes comme Denis Coquard par exemple, qui propose la formation aux différentes techniques. La question de la formation des acteurs du bâtiment est primordiale : étudiants, architectes, entreprises, maallems, maîtres d’ouvrage, etc. La culture du béton est encore trop présente dans les écoles d’architecture, et la crise environnementale et sociale ne sont pas abordées de manière contextuelle.
On voit aujourd’hui dans notre pays se construire des écoquartiers et des maisons écologiques, totalement calqués sur les modèles occidentaux, et présentés en tant que stratégie de développement durable dans le secteur du bâtiment, alors que nous avons une tradition séculaire de construction en terre. Il faut sortir de ce paradoxe.
Mais je pense surtout que la réactualisation de la construction en terre se fera par la commande publique. Ce sont de grandes opérations d’envergure, comme les milliers de logements construits dans les années 1960 en béton de terre stabilisée, qui permettront de relancer la filière terre crue ».
« La méconnaissance de la construction en terre représente un frein à son développement » [Interview de Fouad Akalay], Architecture et environnement au Maroc (aemagazine.ma), 4 avril 2022. Lire l’intégralité de l’article en ligne